Texte & Photographies Jean Dusaussoy / Première version parue dans En Magnum #30
Avec le classement du pinot noir dans deux grands crus, Le Hengst (Haut-Rhin) et Le Kirchberg de Barr (Bas-Rhin), sur trois, Le Vorbourg (Haut-Rhin) ayant été d'abord incompréhensiblement recalé en 2022[1] puis finalement accepté en 2024, l’Alsace renoue avec son passé en rouge. Le lien de l’Alsace avec le cépage bourguignon, le seul rouge autorisé dans l’appellation, ne date pas d’hier « L'implantation de cépages rouges en Alsace est documenté du côté d'Ottrott et de Boersch à partir du début du XIIème siècle », écrit la guide conférencière Caroline Claude-Bronner dans un intéressant historique du pinot noir en Alsace sur son site[2] : « Cet engouement pour le vin rouge est lié à son utilisation comme vin liturgique. Au Moyen Âge, l’histoire du Pinot se confond avec celle des monastères clunisiens et cisterciens qui contribuèrent à la plantation et à la sélection de ce cépage voyageur »
Le pinot noir, qui ne représentait plus que 2% de l’encépagement alsacien en 1969, contre plus de 10% aujourd’hui, a repris des couleurs. Du Hengst au sud jusqu’au Kirchberg de Barr au nord, partons à la rencontre des vignerons qui portent haut celles du pinot noir pour de comprendre pourquoi l’Alsace est en train de devenir le nouvel eldorado du pinot noir.

Le grand cru Hengst à Wettolstein
A Wettolstein, le grand cru Hengst semble vibrer dans la lumière matinale. On imagine sans mal un « étalon[3]» hennissant dans le petit matin. Pour Stéphane Stenz, du Domaine Stenz-Buecher[4] où se trouve une impressionnante oenothèque de pinot noir (cf.photo ci-dessous), la première raison est le rendement : « C’est vrai qu’il y a un réchauffement. On vendange plus tôt, les raisins sont mûrs plus tôt aussi, mais l’essentiel dans le rouge, c’est d’avoir des rendements corrects. 50 hectos à l’hectare, c’est largement suffisant pour le tradition[5], alors qu’à l’époque c’était plutôt 80 à 100. A partir de 1995, quand je suis rentré d’Australie, j’ai décidé de faire des rouges plus rouges avec plus de matière et avec une vinification différente aussi. Tout en barrique, mais sans barrique neuve car le pinot noir est un cépage fragile aromatiquement. Si on met ça dans du bois neuf, on aura de la planche. »

A quelques centaines de mètres de là chez Albert Man[6], 20 hectares plantés en pinot noir, une certitude pour Jacky Barthelmé (cf. photo ci-dessous) est que le pinot noir se conjugue avec le calcaire : « Nous on a une chance, tous nos grands pinots noirs sont sur du calcaire, la matrice, elle est calcaire. Une autre chance c’est que sur les grands crus Hengst et le Pfersiberg, on a des vignes plantées par Albert il y une soixantaine d’années qui entraient dans la cuvée Vieilles Vignes, vinifiée d’abord en foudre puis en barrique à partir de 1991, et à partir de 2000, dans une logique bourguignonne, on a séparé le Grand H[7] et le Grand P. Mon père m’a dit un jour. Pour faire un grand vin, il faut en boire et si tu peux pas les acheter, il faut au moins les goûter. Il avait tout compris. On est allé beaucoup goûter en Bourgogne. »

Direction Eguisheim où m’attendent Jean-Louis et Sébastien Mann au Vignoble des 3 terres[8]. Là encore la Bourgogne est présente, mais cette fois au niveau du matériel végétal avec les sélections massales, notamment celles de leur voisin Christophe Hebenger, pépiniériste. « C’est un des pionniers de la sélection massale en France qui a multiplié du matériel végétal bourguignon, provenant entre autres du Clos des Epeneaux à Pommard » dit Sébastien (photo ci-dessous). « On a été les premiers à qui il en ait proposé », rajoute Jean-Louis. « Quand on rentre dans la parcelle, on goûte les raisins, c’est incroyable, la maturité n’est pas la même. Quand vous goûtez les raisin, vous savez déjà si vous allez faire un grand vin ou pas. » Et de de conclure Sébastien : « C’est un cépage délicat, on peut aller le travailler un peu, mais il faut le faire dans la finesse. »

Toujours a Eguisheim, pour Philippe Zinck du domaine éponyme[9], c’est le réchauffement climatique : « Le millésime 2003 a été le déclencheur. Avec ce millésime caniculaire, on a rentré une qualité de rouge que l’on n’avait jamais fait. Cela a fait tilt dans la tête de pas mal de vignerons qui avaient déjà une envie de faire de grands pinots noirs. Dans la génération de nos parents, le pinot noir n’était pas une priorité, il était planté dans des seconde zone, voire troisième ou quatrième. » Un déclic qui a pour conséquence aujourd’hui de modifier l’encépagement de son domaine. « Depuis 4, 5 ans, quand je vois les résultats que l’on obtient, cela m’a vraiment motivé à me lancer dans le pinot noir à fond. J’ai arraché un certain nombre de parcelles, notamment en gewurzt sur deux grands crus Eichberg et Goldberg (cf. photo ci-dessous). Dans 4, 5 ans je serai à 20 à 25% d’encépagement en pinot noir » conclut le vigneron.

Pour Thomas Muré (cf. photo ci-dessous dans le grand cru Vorbourg), du domaine Muré[10] à Rouffach, c’est surtout la volonté qui compte : « C’est bien d’avoir de bons sols et un bon climat, mais il y a un mouvement chez les vignerons depuis une vingtaine d’année, voire même trente ou quarante pour les précurseurs, à vouloir faire de grands pinots noirs. Dans les années 70, mon grand-père allait faire ses sélections dans les vignes en Bourgogne, puis il rentrait greffer avec son père, car ils étaient pépiniéristes aussi pour les autres vignerons de la vallée, et il a rapporté aussi des barriques car il n’y avait pas en Alsace cette tradition de petits contenants en bois, mais seulement des foudres. Avant 1870, sur Rouffach, il y avait plus de vins rouges que de vins blancs. Dans une chronique de l’époque on disait même « si tu vas à Rouffach, tu peux goûter aussi du blanc. »

Marie Zusselin, à Orschwirh, treizième génération, du domaine Valentin Zusselin[11] , m’emmène sur le Bollenberg (cf photo ci-dessous) pour illustrer son propos : « Avec mon frère, Jean-Paul, on a toujours baigné dans le pinot noir depuis que l’on est enfant. Mon père était un grand fan de pinots noirs bourguignons. On a bien compris dès le départ quand on a repris le domaine en 2000, que l’on avait une adéquation terroir, climat, cépage. Terroir, c’est notre belle colline du Bollenberg, zone la plus sèche de France, faite d’un calcaire dur du jurassique, un micro-climat méditerranéen et des sols riches en fer pour la polémirésation des tanins et des anthocianes. C’est ce que l’on recherche pour travailler dans la précision. Une autre chose qui nous est apparue clairement, il y a plus de 15 ans déjà grâce à nos distributeurs, japonais notamment qui sont des grands fans des grands crus et premiers crus de pinots noirs bourguignons, c’est qu’ils ont noté qu’il y avait un développement des pinots noirs alsaciens. Et cette demande s’est accrue suite à une année catastrophique 2021 où il y a eut peu de volume. En plus, chez nous on a un avantage car on propose des millésimes décalés, 4 à 5 ans minimum. Actuellement, nous commençons à peine la vente des 2017. »

Toujours en remontant la route des vins, un stop à Zellenberg, à la rencontre d’Hélène Huttard de la maison familiale Jean Huttard[12], et présidente des Jeunes Vignerons d’Alsace. Dans l’élégante salle de dégustation (cf. photo ci-dessous) qui sert aussi de bar à vins le week end où est installée une tireuse à pinot noir avec une bouteille consignée, Hélène fait ce constat : « On a eu deux crises énormes qui on transformé le visage de l’Alsace , la première et la seconde guerre mondiale, auxquelles on a réagi par des systèmes productivistes pour répondre à nos marchés de brasseries sur Paris et le grand est, mais on a pas su se réadapter à la nouvelle mouvance dès les années 90 sur des vin plus qualitatifs, avec plus de personnalité, et c’est là que tout doucement l’Alsace a perdu ses parts de marché. On n’a jamais su donner une réelle place au rouge car on n’a pas su éduquer nos vignerons. On ne produit pas un rouge de la même manière que l’on produit un blanc. On ne peut pas faire les mêmes rendements, on ne peut pas faire les mêmes élevages. Une fois que l’on aura compris cela, on sortira plus de grands rouges. »

Une analyse un peu différente chez Paul Fuchs (cf. photo ci-dessous avec sa soeur Julie), du domaine Henry Fuchs[13] à Ribeauvillé : « En l’espace d’une génération, en 20 ans, il y a des efforts drastiques qui ont été fait sur les pinots noirs. Avant on les vinifiait comme des vins blancs, on n’avait pas compris qu’il fallait faire des petits rendements. Depuis le début des années 2000, on enchaîne les millésimes précoces et chauds et du coup on arrive à mûrir des pinots noirs comme jamais. La combinaison des petits rendements et des conditions climatiques a fait que tout d’un coup les pinots noirs sont devenus bons en Alsace. Mais il ne faut pas aller trop loin, dans les macérations, dans les dates de récolte, faire attention à ne pas faire des vins trop concentrés. Il ne faut pas forcément se calquer sur la Bourgogne, mais il ne faut pas se tromper. C’est un cépage qui est très fragile et délicat. S’il y a trop d’extraction on se fourvoie dans le message et l’identité du cépage. L’esthétique du vin ne doit pas te faire perdre le message du terroir. »

Avant de quitter Ribeauvillé, impossible de ne pas passer voir Pierre Trimbach[14] qui me reçoit dans l’ancienne salle de dégustation dans la maison de ses parents (cf. photo ci-dessous). « Le problème du pinot noir dans la viticulture alsacienne, c’est qu’il sert à produite deux types de vins, le rouge et le crémant, mais les rendements ne sont pas du tout les mêmes. On ne peut pas faire du pinot noir rouge avec les rendements du crémant. C’est pour ça que chez Trimbach on a demandé à nos apporteurs de les baisser autour de 50 hectos hectare, mais en contrepartie, on leur donne une prime. C’est comme ça que l’on a vu la qualité augmenter. Je me souviens, il y a 40 ans, les pinots noirs quand ils avaient 11,5 à 12 degrés, c’était miraculeux. Aujourd’hui, on en rentre à 13, à 14, même à 16 en 2020. Mais je pense qu’il ne faut pas essayer de faire une copie du Bourgogne. On doit trouver un style alsacien, plus sur le fruit, ni trop boisés, ni trop extrait. La raréfaction des Bourgogne fait qu’il y a une forte demande d’Alsace. On n’a jamais autant vendu de pinot noir notamment aux Etats-Unis. Cela va poser un petit problème d’ailleurs car à un moment donné où va-t-on aller les chercher ? On est en train de replanter du pinot noir, même dans les grands crus. Mais le temps que cela pousse et que cela donne de la qualité, je ne serai peut-être même plus là. »

Pour finir ce voyage, direction Mittelbergheim chez Thomas Boeckel (cf. photo ci-dessous) du domaine éponyme[15] où son « K » pour Kichberg-de-barr pourra être dénommé grand cru à partir de la vendange 2022. « Je ne sais pas si c’est la viticulture qui a créé la demande sur le pinot noir ou si c’est la clientèle qui a voulu sortir des codes alsaciens avec du sucre résiduel. On est passé d’un extrême à l’autre, de la consommation de pinots gris et gewurzt assez sucrés, et maintenant on a l’impression que les gens veulent du sec et pour être sûr d’avoir du sec, ils vont vers le pinot noir. Après si on parle d’eldorado, il faut savoir pour qui ? Pour la clientèle qui va trouver des pinots noirs de très bonne qualité à un bon prix ou pour le vigneron par ce quoiqu’il arrive on pourra le valoriser du fait le la demande ? Avant de repartir, nous allons voir le Kirchberg-de-barr avec son église[16] dans la lumière de cette fin d’après-midi depuis la colline d’en face (cf. photo en fin d'article) . Une sensation de sérénité s’en dégage qui présage un bel avenir au pinot noir en Alsace.

J’aimerais laisser le mot de la fin à Philippe Blanck, du Domaine Paul Blanck[17] à Kayserberg, qui produit avec son cousin, Frédéric, le savoureux « F » (pour Fürstentum) depuis plus de vingt ans et était absent lors de mon passage en Alsace : « Faire du pinot noir, c’est un travail d’apprenti sorcier. Nous, il nous a fallu une bonne décennie pour apprendre à faire du pinot noir rouge en barrique. On a commencé en 1988 et il nous a fallu jusqu’en l’an 2000 pour bien maîtriser l’affaire. Les madeleines de Proust bourguignonnes on les a encore pour une génération. Je les adore les Bourguignons, j’échange avec plein de vignerons, mais j’en ai jamais eu aucun qui m’a demandé une caisse de pinot noir alsacien en échange. Le jour où ça arrivera, on aura tourné une page. »

Philippe Blanck à un autre occasion & la cuvée "F"
Ce qui surprend à la dégustation, c’est d’abord la matière de ces pinots noirs. Des vins pleins parfois presque « méridionaux » tant certains sont opulents. On est bien loin des ces rouges fluets à boire frais l‘été, plus près d’un clairet que d’un rouge[18]. Une matière résultat d’un triple changement, au niveau du climat (le réchauffement), ainsi qu’à la vigne (bio ou biodynamie, réduction des rendements et plantation sur des sols adéquates, ) et en cave (attention portée aux vinifications et à l’élevage). La raréfaction des pinots noirs bourguignons et l’inflation qui l’accompagne offrent à l’Alsace l’opportunité de reprendre sa place dans les grands terroirs du rouge.

Le grand cru Kirchberg-de-barr
Les cuvées (millésimes et prix sont un instantané des vins dégustés en 2022)
Domaine Paul Blanck 2015 « F » / AOC Alsace / 25 €
Domaine Boeckel 2018 / Les Terres Rouges AOC Alsace / 36€
Domaine Henry Fuchs 2020 / « Rouge comme Renard » / 25 €
Maison Jean Huttard 2019 / LH #louloukiki au naturel / 23,50€
Domaine Albert Mann 2019 / « Les Saintes Claires » / 80€
Domaine Mann Les 3 Terres 2020 / « Chemin de pierre » / 39,50 €
Domaine Muré 2018 « Clos Saint Landelin » / 51€
Domaine Stentz-Buecher 2017 / « Granit » / 35€
Maison Trimbach 2017 « Reserve cuve 7 » / 23,50 €
Domaine Zinck 2020 « Portrait » / 15€
Domaine Valentin Zusslin 2017 / « Bollenberg Luft » / 78€
[1] Celles et ceux qui on déjà dégusté le Clos Saint Landelin du Domaine Muré apprécieront l’absurdité de cette décision de l’INAO alors que le domaine était à l'initiative de la demande de classement.
[3] Hengts signifie étalon en Alsacien
[4] Domaine Stentz-Buecher (Bio) / 21 Rue Kleb, 68920 Wettolsheim / Tel : 03 89 80 68 09
[5] Pour les grands crus, c’est plutôt 35 hl/ha
[6] Domaine Albert Mann (Biodynamie) / 13 Rue du Château, 68920 Wettolsheim / Tel : 03 89 80 62 00
[7] Ne pouvant pas utiliser le nom des grands crus pour le pinot noir, les vignerons les ont dénommés par leur initiale.
[8] Mann Domaine des 3 Terres (Bio) / 11 Rue du Traminer, 68420 Eguisheim / Tel : 03 89 24 26 47
[9] Domaine Zinck (Biodynamie) / 18 Rue des 3 Châteaux, 68420 Eguisheim / Tel : 03 89 41 19 11
[10] Domaine Muré (Biodynamie) Clos Saint Landelin, 68250 Rouffach : Tel : 03 89 78 58 00
[11] Domaine Valentin Zusselin (Biodynamie) / 57 Grand Rue, 68500 Orschwihr / Tel : 03 89 76 82 84
[12] Maison Jean Huttard (Bio) / 10 Rte du Vin, 68340 Zellenberg / Tel : 03 89 47 90 49
[13] Domaine Henry Fuchs (Bio) / Rue du 3 Décembre, 68150 Ribeauvillé / Tel : 03 89 73 61 70
[14] Trimbach (en conversion bio) 8 / 15 route de Bergheim, 68150 Ribeauvillé / Tel : 03 89 73 60 30
[15] Domaine Boeckel (Bio) / 2 Rue de la Montagne, 67140 Mittelbergheim / Tel : 03 88 08 91 02
[16] Kirchberg signifie Colline de l’église en Alsacien
[17] Domaine Paul Blanck (Bio) / 29 Grand-Rue, 68240 Kaysersberg : Tel : 03 89 78 23 56
[18] Une des raisons de ce grand écart stylistique est que le pinot noir peut être déclaré soit en rouge soit en « rosé » avec une grande différence dans les rendement et les vinifications, les deux étant vendus sous l’étiquette « Pinot noir ».
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