A l’heure où les scandales s’enchainent sur les conditions d’abatage des animaux d’élevage, liées à un modèle intensif, l'Association interprofessionnelle de la viande de gibier sauvage (ASICCAZA/ Espagne) lance un plan de promotion, approuvé par l'Union Européenne, pour faire connaître la viande sauvage de l'Europe — mais attention, pas celle de gibier, même élevé dans un modèle extensif, mais provenant de la chasse — avec un argumentaire écologique : « C'est une viande qui provient d’animaux en liberté, qui jouissent d'un régime sylvestre et varié, sans l'intervention de l'homme, ce qui lui confère une saveur unique » selon son directeur, Jaime Hurtado Ceña.
Et quoi de mieux pour s’en rendre compte qu’une immersion dans un domaine dédiée à la chasse, La Finca del Castañar, à Mazarambroz au sud de Tolède. Le domaine, héritage des anciennes latifundias aristocratiques, appartient depuis six générations (1853) au Duc de Pastrama et a compté jusqu’à 12.000 hectares. Aujourd’hui encore, sur les 5.500 hectares restants, cohabitent un élevage de brebis (pour les quesos manchegos) et de porc ibérique (pour le pata negra), une ganadería de taureaux de combat (Conde de Mayalde), une oliveraie (pour l’huile d’olive), des vignes de tempranillo (pour le vin de la maison) (1) ainsi qu’un un vaste domaine de chasse, divisé en deux parties, l’une pour le gros gibier (cerf, sanglier, chevreuil…), l’autre pour le petit (lièvre, lapin, perdrix, caille…).
Un domaine en polyculture qui demande une gestion cynégétique car le gibier ne se gère pas comme un élevage. La chasse la plus pratiquée dans ces grands domaines est la battue (Montería) qui regroupe plusieurs centaines de chasseurs sur de grands espaces. Les normes d’hygiène y sont drastiques et tout gibier abattu doit être pris immédiatement en charge par des services vétérinaires. Seulement 14 montérías d’organisées entre octobre et février pour le gros gibier sur ce domaine. On est loin de l’image du chasseur du dimanche. Ici, la chasse est plutôt un sport de luxe (chaque chasseur dépense plusieurs centaines d’Euros et attention à qui ne respecte pas son quota prédéfini de gibier (1500€ d’amende par tête abattue à tort). Avec plus d'une trentaine de personnes travaillant sur la finca, c'est tout un éco-système qui permet aussi la préservation d'espèces menacées comme le lynx dont six spécimen ont été recensés au Castañar.
Mais passons à table ! Une fois le gibier « sacrifié » et passé par des boucheries grossistes spécialisées en viande sauvage, elle peut être vendue aux détaillants qui fournissent principalement la restauration, comme la table d’application de l’Ecole Hôtelière de Tolède. Menu dégustation en 10 services (rien que pour la partie salée), orchestré par le chef Javier Chozas, mis en œuvre par ses élèves, et mis en accord par Javier Guetiérrez, chef sommelier, sur des vins castillans.
Perdrix, palombe, canard, lapin, cerf, sanglier… subtilement revisités en plats gastronomiques, tel ce macaron cacao / perdrix en escabèche sur un étonnant rosé de saignée pur petit verdot 2017 de chez Pago del Vicario ou ce riz en croûte de lapin et artichauts sur un Calzadilla Opta 2015 (assemblage de tempranillo, syrah et grenache) fruité à souhait, mais avec une belle longueur.
Mais point besoin d’accord sophistiqué pour apprécier la « viande sylvestre ». Une simple cecina (2) de cerf, agrémentée d’un peu d’huile d’olive peut faire des merveille si l’accord est au rendez-vous. Tel fut le cas dans la cave labyrinthe du chef Adolfo Muñoz Martín (3) où la salaison de cerf connut de divines épousailles avec un vin blanc de la Mancha de cépage airén, provenant de vignes centenaires, Alejairen (2014- Bodega El Vínculo). La légère oxydation du vin vient jouer avec les saveurs subtilement musquées du cervidé. Les accords brut sont souvent les plus beaux.
Echange avec le chef Adolfo Muñoz Martín en fin dîner après la visite de sa magnifique cave à vins
Pour le chef Pepe Rodríguez, chef étoilé du restaurant El Bohío, la saveur de la viande sauvage est unique. « Manger un lièvre, une bécasse, une perdrix rouge, c’est quelque chose d’unique au monde. Ce sont des mets qui n’existent presque plus et qui ont une saveur unique qu’aucun autre animal ne possède. C’est quelque chose d’émotionnant, de le préparer et de le manger. Ces saveurs de romarin, de thym, sauvage, saignant… Pourquoi pourrait-on manger une côte de bœuf saignant, mais pas du gibier ? C’est un a priori qu’il faut oublier ! » (4)
Sa salade tiède de lentille et lièvre — met à la fois rustique et fin — en est la preuve. La chair rouge et aromatique du lièvre relève la saveur des légumineuses sur lequel le fino « pasado » de las Bodegas Tradición à Jérez, vieux d’une vingtaine d’années, vient jouer comment un assaisonnement. Tout comme ce tempranillo vieilles vignes de Bodegas y Viñedos Muñoz (2014) sur un cocido de pigeon et une gougère de perdrix... Des accords de connoisseurs !
La viande « sylvestre » serait-elle une réponse aux crises qui secouent, depuis celle de la vache folle, le secteur l'élevage intensif ? Sans aucun doute. Il faut se préparer dans les années à venir à manger moins de viande, mais de meilleure qualité, une viande provenant d'élevage extensif en circuit court ou bien de la chasse.
(1) Tous ces produits se retrouvant à la vente à la boutique du domaine.
(2) Restaurant Adolfo Calle Hombre de Palo, 7, 45001 Toledo, Espagne - Tel +34 925 22 73 21
(3) filet de boeuf séché orginaire de la province de Léon