Texte & photographies Jean Dusaussoy
Terra argentiae, c'est un territoire que l'on traverse le plus souvent sans s'y arrêter. Il devrait son nom aux reflets argentés des peupliers qui borde le Rhône et on trouve des traces de son existence dès le IXème siècle. Un triangle imaginaire dont les sommets, Arles, Avignon et Nîmes, brillent plus que son centre, Beaucaire (photo ci-dessus). Un pays de Cocagne qui semble s'ignorer et est ignoré en conséquence.
Nous laisserons aux historiens son glorieux passé — en cette année de bicentenaire napoléonien, on pourrait se souvenir du Souper de Beaucaire (1) — pour se concentrer sur les goûts et ses militants pour quelques accords de plus, consommés ou imaginés sur place. A commencer par Johanna Petit à la Brasserie artisanale de Beaucaire (photo ci-dessous), une brasserie à taille humaine qu'elle a créé 2009, avec des bières brassées à partir de céréales locales telles que le riz de Camargue, le maïs de la Terre d'Argence, la châtaigne de la Montagne Noire. C'était la matin, il faisait déjà chaud et Trident, la blanche à base de riz, fut désaltérante, avec une légère amertume en fin de bouche qui aurait bien mérité quelques makis crevette/avocat pour rester dans du classique.
Le logo de la brasserie ainsi que l'étiquette de cette blanche renvoie au raço di Biou, le taureau de Camargue, et à la course camargaise. La culture du Biou est importante ici comme le prouve le nombreuses courses (ci-dessous à Jonquières-Saint-Vincent) durant la saison estivale où les raseteurs doivent ôter au taureau cocarde, gland (photo ci-dessous) et ficelle à l'aide de leur "crochet" (sorte de peigne coupant) . Et si il n'y a pas de mise à mort dans la course libre, ce n'est pas pour autant que l'on ne mange pas du taureau.
A la boucherie Cuadrado, à Vallabrègues, Théo Cuadrado le décline selon les saisons, en viande fraîche, saucisson, ou plats cuisinés, à côté de sa spécialité, une andouillette qui se déguste froide et que Claudie et Jean-Noël Sabatier, servent dans leur généreux petit déjeuner au Mas de L'Ilon, leur maison d'hôte. Il aurait tout aussi bien sa place à l'apéritif sur la cuvée Galets Dorés 2020 (AOC Costière de Nîmes) du Château Mourgues du Grès de François et Anne Collard. Assemblage de grenache blanc, roussanne et vermentino, il sait aiguillonner le gras de son acidité tout l'accompagnant d'une jolie amplitude due à un élevage sur lies fines en cuve.
Lové entre vignes et vergers dans le piémont des Costières de Nîmes, le domaine, dont la maxime est "Sine sole nihil" (Rien sans le soleil), rend hommage au climat méditerranéen qui le lui rend bien. Les vins sont gorgés de soleil, à maturité, sans être lourds. A côté, des deux principales gammes, Galets Dorés (élevée en cuve) et Capitelle (élevée sous bois), François Collard expérimente toujours de nouvelle pistes.
Ainsi la Cuve 46, qui rend hommage à une vielle vigne de cinsault de 60 ans. Ce cépage, généralement réservé aux rosés, est ici vinifié en rouge pour sa fraîcheur, complété de vieux grenaches et une pointe de syrah. Le millésime 2020 est de haute buvabiltié, un rouge d'été avec du caractère, parfait pour l'association taureau/ anchois : un carpaccio de taureau / mayonnaise à l'anchois, une côte de taureau / sauce à l'anchois (pour la gardiane de taureau à l'anchois, il vaut mieux passer au Capitelle 2017 plus structuré). Sa souplesse lui permet même de passer sur la brandade.
Une brandade que Jean-Jacque Coclet, maître restaurateur à la Halte Nautique à Bellegarde, prépare de manière particulièrement onctueuse, seule constante dans sa carte courte qui change tous les jours selon les arrivages. Celle des vins met les vins de la région à l'honneur et tout particulièrement la Clairette de de Bellegarde, appellation confidentielle qui doit son nom au cépage éponyme, la clairette, fraîche et vive avec une tendance oxydative.
Pour cela, elle peut facilement se marier avec des mets de la mer (coquillage, crustacé, poisson) dans sa jeunesse, mais gagnant en complexité rapidement, également avec des plats plus riches, comme cette échine de pata negra (porc pur ibérique) de 7 heures aux morilles, que l'évolution du solaire millésime 2015 du Domaine Manzone accompagnait remarquablement (photos ci-dessus).
Parmi la poignée de vignerons de la petite appellation — 40 hectares plantés en tout — qui généralement vinifient également des Costières de Nîmes, Jérôme Chardon du domaine éponyme (Terre des Chardons), vinifie deux cuvées de clairette en biodynamie. Une "Clairette d'été" à boire dans sa jeunesse et une "Clairette de belle garde" comme il aime à le dire.
Pour preuve, ce millésime 2009, aux nuances d'or et à la fraîcheur inégalable, l'année où l'amie Laure (Gasparotto) avait déjà repéré son vigneron pour son livre Les Vins de Laure (2). Un vin que l'on ne place pas, à l'aveugle, dans les Côtes du Rhône gardoises (l'AOC Clairette de Bellegarde, tout comme celles des Costières de Nîmes font partie d'Inter-Rhône) mais plutôt vers Savennières, tant son évolution est tenue...
Terminons ce petit tour en Terre d'Argence au Mas des Tourelles avec le Turriculae. Un vin vinifié à partir de clairette (les cépages antiques ayant disparu) dans les dolia (3) de 400 litres dans la cave gallo-romaine reconstituée par Hervé Durand, en suivant fidèlement un texte de Columelle (4). Ainsi, une fois les grappes foulées, les rafles et leurs peaux sont mises dans la cage du pressoir pour y être pressées. Les dolia sont ensuite remplis du moût récolté. « on les remplira à ras bord, de façon qu’en fermentant, le vin se purge bien » (Columelle). Des plantes comme le fenugrec, l’iris, ou plus surprenant encore, l’ajout d’eau de mer, donnent à ce vin des arômes très végétaux. Et l'on se prend à rêver de le déguster avec une Patina d'asperges (Asparagis patina), sorte de tian aux asperges vertes. Une recette qui renvoie à l'excellente exposition, Une Salade, César ? La cuisine romaine, de la taverne au banquet, plus au nord, au Lugdunum, musée et théâtres romains (5).
Voilà bien des raisons pour s'arrêter dans ce triangle d'Argence et même de s'y perdre au besoin, le temps de laisser infuser en nous ses richesses.
(1) Le Souper de Beaucaire est un pamphlet politique écrit par Napoléon Bonaparte en 1793, sous la Terreur. Pendant ces événements, il raconte avoir conversé avec quatre marchands de la région, échangé avec eux et finalement être parvenu à dissiper toutes leurs craintes. Cette conversation fut ensuite éditée sous forme d'une conversation en un petit pamphlet, appelant à la fin de l'insurrection.
(2) Editions Grasset, 2009
(3) Dolium, dolia : jarre d'argile de Toscane en général où l'on vinifiait le vin à l'époque romaine, à la différence des amphores qui servaient uniquement au transport.
(4) Agronome romain de la première moitié du 1er siècle après JC.
(5) https://lugdunum.grandlyon.com/visite-virtuelle/
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