Ou plus exactement « Your topic is fine for us. Your speech will be translated by simultaneous translators during the event.» Telle est la réponse reçue à ma proposition de sujet sur « Accords traditionnels et Insolites » pour ma participation au Gastronomist Festival qui s'est déroulé le mois dernier à Istanbul. J’adore cette ville, tout particulièrement la nuit, près du Bosphore car tout peut advenir, peut-être en raison de sa situation géographique, point de jonction de l'Europe et de l'Asie. Tel un funambule entre orient et occident, on ne sait jamais de quel côté elle va pencher...
J’ai envoyé quelques temps plus tard quatre photos comme support à ma communication au Palais de Topkapi qui commençait ainsi : « J’ai l’habitude de dire qu’il en va des accords entre mets et vins comme des relations amoureuses, l’un peut dominer l’autre ou bien le mettre en valeur, ce qui est déjà pas mal, mais il est des moments magiques où les deux se retrouvent, ni dessus, ni dessous, mais juste en face, se révélant l’un l’autre ou, pour reprendre une métaphore tauromachique, lorsque le taureau et le torero s’accordent sur le même rythme, s’accouplant. »
Dans ces cas-là, 1+1 font 3, en créant une sorte de réalité gustative augmentée. Je reprends souvent cette introduction pour parler des accords mets & vins car elle nous place dans un rapport amoureux et fait naître une attente. La rencontre aura-t-elle lieux ou pas ? Pourtant, cette fois la question ne s'est pas posée car à peine arrivé à Topkapi, on m'a dit qu'il y avait un problème avec mes images. J'ai pensé d'abord un problème technique, mais non, c'est du contenu qu'il s'agissait.
L'une représentait un crottin de Chavignol et une bouteille de Silex de Dagueneau, l'autre un foie gras et une bouteille de saké Au-delà de chez Dassai, la troisième, une bouteille de vin jaune du Domaine Montbourgeau et du pata negra et la dernière une baguette, un camembert et un cidre brut Les Grisettes de Roger Groult, pour montrer qu'un accord peut-être à la fois traditionnel (de terroir) et insolite, clin d'oeil, en la détournant au passage, à l'image d'Epinal du Français.
Le point commun de ces images ? Şarap, le vin en turc, dont il est interdit de faire la promotion depuis les loi anti-alcool de 2013, d’autant plus dans le quartier de Sultanahmet, à haute valeur historique et religieuse, Topkapi se trouvant à deux pas d’Ayasofya et de la mosquée Bleue… Si c’était les images qui posaient problème, qu’à cela ne tienne, j’ai proposé de faire ma conférence sans elles… Mais après une heure de conciliabule entre les organisateurs et la mairie d’Istanbul, les organisateurs sont venus me demander si je ne pouvais pas changer de thème et, ayant refusé, elle fut donc annulée.
Impossible de parler en public des accords mets & vins, pourtant inscrits au patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'Unesco avec le repas gastronomique des Français, dans un des berceaux de la vitis vinifera, une situation quelque peu schizophrène... J’avais pris dans mes bagages le livre piloté par Jean-Robert Pitte, Las accords mets-vins, un art français, paru récemment au éditions CNRS, qui reprend les actes du colloque qui s’est tenu voilà un an sur ce thème au Château de Ferrières, pour le mentionner lors de ma conférence et parce que nous étions ensemble 4 ans plus tôt à un autre festival gastronomique à Istanbul, durant lequel j’avais découvert et chroniqué de magnifiques accords « mets & vins sur les rives du Bosphore » (lire ici). Je me revoie encore face à la Corne d’or sur la terrasse en rooftop (ci-dessous) du restaurant panoramique de Mehmet Gürs, Mikla, situé au dernier étage de l’hôtel Marmara Pera, déjà à me demander de quel côté Istanbul, la funambule allait pencher... Nous étions, sans le savoir, à quelques semaines du début des événements de la place Taksim en mai 2013.
Heureusement, le soir-même, mon ami et acolyte, Sébastien Ripari, avait pris rendez-vous avec le chef Maksut Askar (ci-dessous) après sa prestation sur la scène du festival. Nous sommes partis ensuite en tram jusqu'à son restaurant, Neolokal situé dans les locaux de l’ancienne banque ottomane d’Istanbul. Et là, à peine la porte poussée, c'était comme si j'étais revenu quatre ans auparavant.
Le chef puise dans ses souvenirs et les traditions culinaires ottomanes pour mieux s’en affranchir. Il pousse son souci du détail jusqu’à faire un storytelling de chaque mets qu’il présente dans un petit mémo à lire avant de déguster. Comme pour son houmous (le meilleur jamais dégusté) reprenant les paysages anatoliens en un tableau gustatif, ou ces crevettes (ci-dessus) qu’il combine avec des black-eyed peas, de la salicorne et une gelée de vinaigre de Madère dans lequel il fait macérer des prunes afin de l’adoucir. Vinaigre qu’il sert également pour l’accord. Preuve que la créativité va toujours au-delà de volontés idéologiques quelles qu’elles soient…